Témoigner de la quête
Le 5 janvier, 2020 — 10:06 pmLa présence de bibliothèques bien garnies dans une maison révèle de son ou sa propriétaire qu’il ou elle a voulu de quelque manière, à tâtons et sans trop savoir comment ou pourquoi, éclairer son parcours de vie. Et ce, en s’alimentant à même les opus littéraires ou philosophiques d’autres humains qui ont tenté eux aussi de donner un sens, une direction à leur tracé existentiel.
L’écrivain et grand lecteur Alberto Manguel a, dans son foisonnant ouvrage intitulé ‘La bibliothèque, la nuit’, paru en 2006 chez Actes Sud, parlé de ce phénomène de façon autrement plus brillante que je ne saurais le faire. Je choisis donc de partager sans plus de préambules ce qu’il a dit de cette quête, de ce curieux vagabondage qui joue un rôle si précieux dans nos destinées obscures.
Le point de départ est une question.
Hors la théologie et la littérature fantastique, il ne fait guère de doute que les traits principaux de notre univers sont la pénurie de sens et l’absence de tout objectif discernable. Et cependant, pleins d’un optimisme stupéfiant, nous continuons d’assembler sous forme de rouleaux, de livres et de microprocesseurs, sur les étagères de bibliothèques matérielles, virtuelles ou autres, les moindres fragments d’information que nous pouvons récolter, avec l’intention pathétique de prêter au monde un semblant de sens et d’ordre, tout en sachant très bien, si fort que nous désirions croire le contraire, que nos entreprises sont hélas vouées à l’échec.
Alors, pourquoi le faire? Bien que j’aie su depuis le début que la question resterait probablement sans réponse, il m’a semblé que la quête était valable en elle-même.
Or, alors que Manguel pondit un docte ouvrage de près de 400 pages sur les bibliothèques du monde (ci-haut mentionné), je me permets avec une incroyable outrecuidance de rédiger ce petit blogue reflétant mon humble cheminement personnel dans les nobles contrées de la Littérature et de la Connaissance.
Ce faisant, c’est d’abord et avant tout ma propre lanterne que je souhaite éclairer…
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Tout cela étant, impossible de ne pas faire un lien avec le fabuleux spectacle monté par Robert Lepage en 2015. Pour des raisons de santé, je ne pus hélas vivre cette expérience de grande beauté. Je me rejoue en boucle la bande-annonce de l’événement…
Par ailleurs, il importe de s’étonner des déboires récents d’Alberto Manguel et de sa formidable bibliothèque ’emballée’ et entreposée présentement chez Leméac, à Montréal, Québec… Incroyable mais vrai… En tant que bibliophile (ô combien moins émérite!), je ne peux que compatir du fond du coeur à cette tragédie. Heureusement que Manguel laisse derrière lui une bibliographie plus conséquente, dont voici un autre extrait savoureux (‘La bibliothèque, la nuit, p. 76, 77) :
Dans une bibliothèque, aucune étagère ne reste longtemps inoccupée. Comme la nature, les bibliothèques ont horreur du vide, et le problème de l’espace est inhérent à la nature même de toute collection de livres. Tel est le paradoxe que présente toute bibliothèque générale: si, dans une plus ou moins large mesure, elle vise à accumuler et à conserver un compte rendu de l’univers, sa tâche doit au bout du compte devenir redondante puisqu’elle ne peut être accomplie que lorsque les limites de la bibliothèque coïncident avec celles de l’univers.
Quand j’étais adolescent, je me rappelle avoir observé avec une sorte de fascination horrifiée la façon dont, nuit après nuit, les étagères au mur de ma chambre se remplissaient, apparemment d’elles-mêmes, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un recoin disponible. Les nouveaux livres, posés à plat tels les codex des premières bibliothèques, commençaient à s’empiler les uns sur les autres. Les vieux livres, satisfaits durant le jour de la place qui leur était mesurée, doublaient et quadruplaient de volume et tenaient les nouveaux à distance. Tout autour de moi – sur le plancher, dans les coins, sous le lit, sur ma table -, des colonnes de livres s’élevaient lentement, transformant l’espace en forêt saprophyte dont le surgissement des tronc menaçait de m’expulser.’
Plus tard, dans ma maison de Toronto, j’ai mis des étagères à peu près partout – dans les chambres à coucher et dans la cuisine, dans les corridors et dans la salle de bains. Même le perron couvert avait les siennes, et mes enfants se plaignaient d’avoir l’impression qu’il leur fallait une carte de bibliothèque pour pouvoir rentrer chez eux.’